Les effets de la révolution cubaine sur les formes de lutte révolutionnaire en Iran

La victoire de la Révolution cubaine en 1959 provoqua un grand enthousiasme chez les intellectuels révolutionnaires et progressistes iraniens. Au début des années 60, presque toutes les formes d’opposition, des communistes aux libéraux, partageaient cet enthousiasme. La nature même des phases initiales de cette révolution et le manque d’informations précises suscitaient la sympathie de ces diverses forces voire même des forces opposées (marxistes, non marxistes et même anti marxistes).

Une révolution victorieuse par une guerre de partisans relativement courte déclenchée par des intellectuels: voilà tout ce qu’on savait à ce moment là de cette révolution. L’arrivée du Che en Bolivie fut l’apogée de cet enthousiasme. Le Che sembla comme l’incarnation d’un «intellectuel engagé» apportant le grain de la révolution. L’accueil que donnèrent les intellectuels iraniens à l’expérience cubaine avait ses raisons objectives.

La crise économique et sociale des années 60-63 prépara la scène pour que, une fois de plus, l’inutilité des formes parlementaires, pacifiques et légales et, si on peut dire, réformistes soit mise à jour.

La suppression sanglante de l’insurrection du 5 juin 1963 mit fin à toutes les activités pacifiques d’opposition qui avaient cours alors.

Dans ce contexte, d’autres formes de lutte, c’est à dire des formes non pacifiques entraient dans le débat. Les éléments les plus radicaux d’opposition pensaient de plus en plus aux guerres révolutionnaires tels celles de la Chine, du Vietnam ou de l’Algérie. D’emblée les scissions dans les rangs de l’opposition se dessinent plutôt autour des lignes de lutte que des objectifs visés. Par exemple, les éléments radicaux du « Mouvement de la libération de l’Iran », – Néhzate Azâdi – organisation nationale de tendance religieuse, fondée par MM. Bazargân et Taleqani, ont créé une nouvelle organisation (l’Organisation des Moudjahedine du peuple Iranien), pour délivrer la « lutte armée » (terme alors fréquemment utilisé dans la littérature révolutionnaire iranienne).

Or, la suppression de l’insurrection de juin eut pour effet de mettre à l’écart les masses de la scène politique et c’est dans cette situation que les intellectuels iraniens pensent à une guerre révolutionnaire. Mais l’expérience de la Chine, du Vietnam, de l’Algérie ou de toute autre guerre révolutionnaire montrait qu’une guerre révolutionnaire était avant tout, comme Mao l’avait dit, une « guerre des masses ». Comment alors organiser une guerre révolutionnaire, une « lutte armée », ou au moins s’y préparer en l’absence des masses de la scènes politique ? C’est en cherchant la réponse à cette question que les intellectuels iraniens se trouvent nez à nez avec l’expérience cubaine.

Soudain, l’on observe une prise de position pratique avant même qu’il y ait une quelconque analyse théorique. Bien des intellectuels iraniens s’estiment avoir pour mission de préparer la lutte armée. Même le parti Tudeh (P.C. iranien) déclare en 1966 ne pas être contre cette forme de lutte bien qu’il ne soit pas en mesure d’y participer lui-même.

On assiste à l’époque à la découverte par la police de groupuscules d’intellectuels, marxistes ou non, se préparant à la lutte armée. Un de ces groupements, scissionné du parti Tudeh (organisation révolutionnaire du P.T.) envoya quelques membres à Cuba pour étudier cette expérience de près tout en s’entraînant aux méthodes de la lutte armée. Ce groupement entreprit quelques actions de guérilla dans la campagne même si, sur le plan théorique, pour expliquer ces actions il se fondait sur les écrits de Mao Tse Toung.

Cependant, l’échec du Che en Bolivie mit en cause le caractère général que les intellectuels iraniens donnaient à l’expérience cubaine telle qu’ils l’avaient eux-mêmes interprétée à travers leur soi-disante « lutte armée ». Ces intellectuels, surtout les marxistes parmi eux, se sont aperçus qu’avant toute imitation de la guérilla cubaine, il fallait en avoir une analyse théorique.

Devant un manque d’analyse théorique, disons de première main, de la part des protagonistes même de la révolution cubaine, les révolutionnaires iraniens rencontrent l’oeuvre de Régis Debray – Révolution dans la Révolution – et les discussions qu’elle provoque. Massoud Ahmadzadeh, un des dirigeants de la future organisation des guérilleros fédaïs du peuple iranien traduisit lui-même cet ouvrage. Il consacra plus tard une grande partie de son livre « la lutte armée comme stratégie et tactique » à l’examen du livre de Debray.

Procédons maintenant à l’examen de l’ouvrage de M. Ahmadzadeh qui a été au centre de toutes les discussions sur la lutte armée mais aussi sur les effets de l’expérience cubaine sur les formes de la lutte en Iran.

Pour cela, il nous faut d’abord mentionner les thèses fondamentales que dérive Régis Debray de l’expérience latino-américaine en général et de Cuba en particulier. Régis Debray évoque lui-même dans son ouvrage les huit thèses suivantes:

  1. Le recrutement, l’entraînement militaire, la préparation politique du premier noyau de combattants doit être beaucoup plus sévère que par le passé ;
  2. Mais la lutte armée comprise comme un art – au double sens de technique et d’invention – n’a de sens que dans le cadre d’une politique comprise comme science ;
  3. La présence d’un parti d’avant-garde n’est cependant pas un préalable absolu au déclenchement de la lutte armée ;
  4. L’organisation politico-militaire ne peut pas être différée. On ne peut pas laisser au développement même de la lutte le soin de la mettre sur pied ;
  5. Dans l’Amérique sous-développée, à prédominance rurale, on ne peut propager de manière durable l’idéologie révolutionnaire parmi les masses qu’à partir d’un foyer insurrectionnel.
  6. La nécessaire subordination de la lutte armée à une direction politique centrale ne doit pas provoquer la séparation de l’appareil politique de l’appareil militaire.
  7. La lutte armée révolutionnaire n’est réalisable qu’à la campagne. À la ville, elle se dégrade.
  8. Révolution démocratique bourgeoise ou révolution socialiste: un faux problème.

De ces thèses, la troisième est considérée par Ahmadzadeh comme la thèse principale. À cet égard, il emprunte largement à Debray et met l’accent sur le passage suivant:

« Qui fera la révolution en Amérique latine ? Qui ? Le peuple, les révolutionnaires, avec ou sans parti. » (Fidel Castro).

Fidel Castro dit simplement qu’il n’y a pas de révolution sans avant-garde; que cette avant-garde n’est pas nécessairement un parti marxiste-léniniste; et que ceux qui veulent faire la Révolution ont le droit et le devoir de se constituer en avant-garde indépendamment de ces parties.

Rejetant les accusations des critiques de Debray selon lesquels celui-ci a renoncé aux principes fondamentaux du parti marxiste-léniniste, Ahmadzadeh écrit:

« En fait, nous opérons une distinction entre la forme d’un parti et son contenu. Le contenu du parti, c’est à dire le devoir de l’avant-garde marxiste-léniniste, c’est la tâche de l’organisation marxiste-léniniste dans l’histoire tandis que sa forme est celle qui est nécessaire pour accomplir cette tâche. Tandis que le contenu persiste constamment, les formes d’organisation sont soumises aux duretés des dialectiques terrestres. »

En expliquant ce qu’il appelle la thèse fondamentale de Debray, Ahmadzadeh demande :

« Quel est le chemin de la Révolution ? Est-ce le parti qui doit commencer la lutte armée ? Ou plutôt est-ce la lutte armée elle-même qui, dans son dénouement et développement, dans sa popularisation progressive, crée l’organisation capable de diriger la lutte révolutionnaire des peuples dans tous les domaines ? Est-ce le parti qui doit préparer les conditions subjectives? ? Ou bien les conditions subjectives se créent-elles au sein même de la lutte armée ? (…)

Le problème c’est que la lutte armée c’est la forme qui prépare la scène pour une lutte multiformes et c’est précisément sur cette scène que d’autres formes de lutte se montrent nécessaires et utiles. Le problème c’est que l’organisation de la lutte des classes du prolétariat ou, si on veut le dire, le parti, l’organisation qui soit vraiment l’avant-garde du peuple, cette organisation là ne peut être créée qu’au sein même de la lutte armée. »

En adaptant ces thèses, Ahmadzadeh essaye de se débarrasser d’une impasse qui selon lui empêche la marche en avant du « nouveau mouvement communiste iranien » y compris de son propre groupe. Il estime que cette impasse est issue de ce dilemme que d’une part le mouvement reconnaît le caractère indispensable de la « lutte armée » et d’autre part la subordonne à la formation du « parti communiste », étant entendu que la formation d’un parti communiste proprement dit exige la participation active des masses dans la vie politique.

La deuxième thèse la plus importante de Debray chez Ahmadzadeh, c’est la quatrième exposée ci-dessus à savoir l’identité de l’instance politique et de l’instance militaire. Ainsi s’exprime Debray à cet égard dans son ouvrage Révolution dans la Révolution :

« Comment se forme le parti d’avant-garde ? le partie, dans les conditions existant en Amérique latine, peut-il créer l’armée populaire ou est-ce à l’armée populaire de créer le parti d’avant-garde ? Qui est noyau de qui ? (…) Ce n’est pas le parti qui fut à Cuba le noyau dirigeant de l’armée populaire, comme dit Giap pour le Vietnam, c’est l’armée rebelle qui fut le noyau dirigeant du Parti, son noyau constructeur. »

À propos de cette question Ahmadzadeh écrit :

« Quel est le devoir des révolutionnaires marxistes-léninistes ? […] si un parti reconnaît la nécessité de la lutte armée comme noyau décisif, il doit donc modifier profondément son organisation de temps de paix. Il n’y a aucune raison de considérer l’action armée comme une branche des activités du parti, et de subordonner la force de guérilla à une force politique qui se trouve à l’écart des affaires militaires et de guerre.

Si l’action est en principe politico-militaire, si les combattants se constituent des anciens cadres politiques, ceci doit en principe avoir son effet sur la composition de la direction ainsi que sur l’organisation [dans son ensemble]. De toute hypothèse, l’important est que la guérilla ne soit pas utilisée pour des objectifs réformistes, ni considérée comme une branche des activités du parti, mais comme une action politico-militaire qui constitue la base de la lutte. »

La septième thèse de Debray mérite un examen plus détaillé parce que c’est la partie de ses huit thèses sur laquelle il y a une divergence de vue entre Debray et Ahmadzadeh, et en général, entre Debray et la théorie et la pratique de guérilla en Iran.

En effet, Debray ne croit pas à la guérilla urbaine et estime que « la lutte armée révolutionnaire n’est réalisable qu’à la campagne », tandis que s’il est vrai que Ahmadzadeh admet que « … dans les conditions actuelles de la société, l’armée populaire se forme essentiellement durant la lutte de guérilla dans la campagne, et ceci nécessite la création de noyaux de guérilla [ruraux] », mais en évoquant l’expérience cubaine et d’autres pays latino-américains, il critique Debray d’avoir sous-estimé les méthodes ainsi que les formations urbaines qui était nécessaires pour la continuation et pour la survie de cette lutte décisive : « certes, à Cuba la lutte décisive fut la lutte armée à la campagne, mais quelle fut le rôle des luttes qui se déroulaient à la ville dans la lutte générale ? […] les actions armées, pour leur survie et leur croissance, n’ont-ils pas besoin du soutien politico-militaire de la ville ? Ce soutien politico-militaire s’obtient-il de soi, ou avec l’action organisée? »

En fait, l’organisation des guérillas Fedaï du Peuple d’Iran essaya d’organiser une sorte de « foyer » dans une forêt à Siahkal au nord de l’Iran en 1971 en même temps qu’elle était en train de former des noyaux pour mener des actions de guérilla urbaine. Bien que la défaite du foyer de Siahkal a été attribué par Ahmadzadeh à des raisons techniques, l’O.G.F.P.I ne tenta pas de nouveau d’organiser d’autres foyers dans la campagne. En revanche, pendant toutes les années suivantes, nous sommes témoins d’actions exclusivement urbaines soit par l’O.G.F.P.I soit par d’autres organisations de guérilla marxistes et non-marxistes.

L’accent que nous portons sur l’O.G.F.P.I est dû en premier lieu au fait que l’influence cubaine sur cette organisation est la plus claire et directe. Par ailleurs, il résulte du constat que c’est par l’intermédiaire de cette organisation que l’expérience cubaine a influencé les autres formations révolutionnaires.

Dans les faits, huit années de pratique de l’action de guérilla n’ont pas abouti à la préparation de la lutte armée de masse.

Pour expliquer cette situation deux sortes d’arguments sont présentés par les partisans et les opposants de cette ligne.

Les uns constatent que :

  1. la théorie de la lutte armée comme présentée par Ahmadzadeh ne prétendait pas à l’obtention d’un soutien populaire immédiat ;
  2. juste au moment le plus favorable à ce processus, c’est-à-dire, pendant les années 1977-78, la pénétration d’opportunistes au sein des organisations de guérilla, en a empêché la réalisation.

Les autres attribuent l’éloignement de la guérilla des masses populaires à la nature même de cette forme de la lutte, qui néglige la structure de classe de la société, au degré de connaissance politique des masses, aux conditions objectives de la révolution, à la nécessité d’un parti communiste et de son rôle dirigeant, autant de raisons qui font que la guérilla n’est, en principe, pas en mesure d’établir un contact avec les masses populaires.