Depuis plus de trois ans, l’Iran est le théâtre de la révolution la plus populaire de l’histoire mais à l’étranger il semble que nul ne soit au fait de la nature de cette révolution, et pour cause : la propagande des médias de masse des capitalistes internationaux s’est mise en branle pour tenter de dissimuler le caractère populaire et massif de cette révolution aux peuples et aux masses des autres pays.
Pour un Iranien familier de la révolution qui secoue son pays, il est très regrettable que les intellectuels européens les plus autorisés quand il s’agit de la question de la révolution iranienne, brandissent lorsqu’ils sont interrogés à ce propos un discours sans doute éloquent et bien préparé mais qui dans l’ensemble commence par le rôle de la religion et des fanatismes religieux pour s’achever sur l’analyse de la personnalité des ayatollahs… Comme si la révolution iranienne se réduisait à cela ; et cette fable stupide selon laquelle les masses populaires seraient descendues dans la rue sur l’injonction des mollahs pour se faire la cible des mitraillettes, animées qu’elles étaient par un espoir idiot, domine toujours leur conscience.
Même ceux des intellectuels européens qui tiennent l’exemple des communards pour un modèle du courage ouvrier, n’arrivent pas à concevoir que ceux qui en Iran s’exposent à la mitraille puissent être animés d’un même courage et jouir d’une conscience de classe qui ne soit pas inférieure à celle des communards. Ces intellectuels ne se demandent-ils pas, si les revendications du peuple se limitaient à un État religieux, pour quelle raison plus d’un an et demi après l’instauration d’un tel État, non seulement le pays n’a pas retrouvé le calme mais le gouvernement religieux est en train de mener une guerre civile totale ? Pourquoi encore, dans la journée du 20 juin 1980, avant la prière du vendredi, un chef religieux a lancé aux ouvriers : «la grève et la grêve du zèle ont provoqué une baisse significative de la production et savez-vous que si vous le faites consciemment, vous êtes ennemis de l’Islam ?» Ou pourquoi encore, il y a trois semaines, deux ouvriers au chômage à Ahvaz (chef-lieu de la province du Sud-Khouzestan) ont été fusillés pour «avoir organisé et pris part à la plupart des sit-in et des grèves ouvrières» ?
Quoi qu’il en soit, la révolution iranienne a à mon sens, comme d’ailleurs les autres révolutions — et même davantage que celles-ci — des causes matérielles et terrestres.
La tâche des intellectuels est de découvrir et de faire connaître ces causes matérielles et ne pas s’en remettre inconsciemment à la propagande des capitalistes dans l’analyse de la révolution iranienne.
Aujourd’hui, le Shah accuse la politique «des droits de l’homme» de Carter d’avoir entraîné l’octroi de libertés dont «les abus» ont provoqué la situation existante. Il ne va pas plus loin et se garde bien de révéler quels facteurs ont obligé Carter à adopter cette politique «des droits de l’homme».
Carter et son entourage critiquent le Shah en disant que ses excès dans l’exercice du pouvoir sont à l’origine de la situation. Ceux-là ne vont pas plus loin et ne disent pas pourquoi le Shah était contraint d’utiliser le pouvoir avec une rigueur excessive. Pour finir, les dirigeants actuels de l’Iran attribuent l’intégralité des troubles de la période post-révolutionnaire aux «impérialiste de l’ouest et de l’est». Mais aucun d’entre eux ne veut faire allusion au facteur principal de ces troubles, à savoir le peuple iranien et le système socio-économique de l’Iran.
À mon sens, si on souhaite examiner les forces sociales prenant part à la révolution iranienne, il convient de commencer par la classe ouvrière, mais évidemment il ne faut pas s’y arrêter.
C’est une réalité que dans la révolution iranienne, surtout sous le Shah où les grands massacres de rue avaient lieu, au moins huit corps sur dix étaient ceux d’ouvriers, et surtout d’ouvriers saisonniers venus chercher un travail en ville. Les questions ouvrières figurent aujourd’hui encore parmi les plus grandes préoccupations du gouvernement actuel. L’existence de plus de trois millions et demi d’ouvriers au chômage en Iran n’est peut-être pas une statistique exacte, mais c’est un chiffre qui est répété chaque jour en Iran sans être démenti par qui que ce soit.
Pendant l’année écoulée, il ne s’est pratiquement pas passé un jour sans qu’il ne soit fait feu vers des rassemblements de chômeurs et, dans la journée du 20 juin, le président Bani Sadr a dit, à l’adresse d’un rassemblement d’ouvriers : «Si vous continuez à faire des grèves, un jour au matin vous verrez que nous aussi nous sommes en grève !» Et pour expliquer le sens de ses propos, il a déclaré qu’il comptait «s’abstenir de mettre à la disposition des ouvriers tout moyen de confort et de subsistance.»
Et c’est à cause de cela que je considère la question des ouvriers comme la question la plus importante de la révolution iranienne.
Mais pour connaître de cette question, la plus importante de la révolution iranienne, il faut connaître la composition de la classe ouvrière en Iran et cela afin de comprendre pourquoi la classe qui constitue la force essentielle de cette révolution n’a pu en prendre la direction, mais en même temps, a joué le rôle principal dans son extension essentielle.
Ce qui se présente aujourd’hui comme la classe ouvrière est composé de couches très différentes. Seule une petite partie de cette classe est issue de générations antérieures d’ouvriers. La grande majorité de ces ouvriers sont des enfants de paysans ou étaient eux-mêmes paysans. Certains mêmes, parallèlement à leur travail d’ouvrier, cultivent un lopin de terre. La majorité de ces ouvriers proviennent des «réformes agraires» qui ont débuté il y a quinze ans dans les villages iraniens et ont progressivement brisé la charpente traditionnelle de l’économie rurale, fait du village le lieu d’investissements bourgeois et ont poussé la force de travail des villageois sur le marché du travail, pour y être vendue.
Concomitamment à cette évolution dans les villages, la création des industries militaires et de certaines industries lourdes ainsi surtout que le bâtiment ont résorbé la force de travail libérée des villageois sous forme d’ouvriers non qualifiés saisonniers et la pérennité pluriannuelle de ces travaux a progressivement diminué les intérêts de ces ouvriers dans leurs villages.
Par ailleurs, par «la nationalisation des pâturages, des eaux et des forêts» autour des villages et en faisant obstacle à l’utilisation de ces ressources par les villageois le gouvernement y a rendu, pour une majorité d’entre eux, la vie insoutenable.
Il est évident que cette masse considérable et chaque jour croissante d’ouvriers débutants, affectés aux travaux de construction et à des travaux temporaires, se trouvait dépourvue de toute garantie dans le travail.
Avec le commencement d’un projet de construction dans une région, un grand nombre de villageois s’y rendaient pour travailler et au terme du projet, tous étaient abandonnés à leur sort et devaient retourner dans leurs villages ou rester égarés dans les villes à la recherche d’un autre travail. Cette situation précaire semblait normale pour un paysan qui ne savait rien de la vie ouvrière : le travail est achevé et l’ouvrier doit partir ! Mais si cette situation paraissait normale aux yeux de cet ouvrier ignorant, elle était bien anormale pour l’économie d’un pays et ressemblait à une bombe à retardement dont à chaque instant on attendait l’explosion et qui, finalement, a bien explosé.
Les investissements démesurés et improductifs dans la construction ont d’abord provoqué une inflation galopante et ensuite une dépression paralysante et par dessus tout ont causé la misère de ces ouvriers. Le chômage complet, l’absence de tout moyen de subsistance, ce sont ces facteurs qui ont ébranlé le trône du Shah. Et ce sont ces ouvriers qui, avec leurs allers et retours entre les villes et les villages ont porté la flamme de la révolution des grandes villes vers les villages les plus éloignés pour finalement embraser tout le pays.
Le point intéressant dans la révolution iranienne, c’est que la partie expérimentée de la classe ouvrière, qui travaillait plutôt dans les industries de filature et de pétrole, est entrée plus tardivement que les ouvriers débutants sur le champ de bataille. Cette couche de la classe ouvrière bénéficiait en effet d’une certaine sécurité dans la vie. En outre, le pouvoir avait pu progressivement disposer d’une forte organisation pour contrôler les ouvriers en créant des gardes de sécurité, des syndicats gouvernementaux et un réseau relativement fort d’indicateurs alors que les ouvriers, pour leur part, étaient dépourvus d’une véritable organisation ouvrière. La majorité de ces ouvriers dans les usines n’ont rejoint les grévistes que lorsque les patrons eux-mêmes, en raison de la dépression économique, ne désiraient plus continuer la production, mais lorsqu’ils l’ont fait, ils ont eu un impact décisif dans le sort du Shah. Si la couche récente de la classe ouvrière manquait de conscience de classe et d’esprit d’organisation et ne parvenait pas, malgré les nombreuses victimes qu’elle consentait chaque jour dans la rue, à s’organiser de manière indépendante pour poursuivre un objectif donné, la couche plus expérimentée, après être finalement parvenue à se libérer plus ou moins des griffes de l’appareil répressif, a pu émerger avec une excellente organisation pratique et une parfaite unité dont la meilleure manifestation était la grève des ouvriers du pétrole avec l’arrêt complet des exportations de pétrole vers l’étranger.
Cette strate de la classe ouvrière est aujourd’hui également en avance sur d’autres sections de notre société et essaie d’organiser toute la classe, et à cet égard, mène son combat avec pour revendication la formation de conseils ouvriers.
Dans la plupart des usines, ces conseils ont été établis avant que le nouveau régime ne soit en place et ont pris en charge l’organisation des luttes ouvrières. Le nouveau régime a d’abord manifesté son opposition avançant l’idée que le conseil était un organe communiste et anti-islamique, mais ce discours religieux a échoué à ternir, auprès des ouvriers, le pouvoir d’attraction des mots d’ordre des conseils. Par conséquent, après la création dans les usines d’une force armée appelée «forces spéciales» et l’instauration d’une maîtrise relative des comités gouvernementaux sur les usines, le nouveau régime a décidé de prendre lui-même l’initiative de former les conseils. À ce moment là, la propagande du gouvernement sur les conseils a changé et il a proclamé que non seulement les conseils n’étaient pas des organes communistes, mais qu’aussi dans le Coran, il existe un verset consacré à leur formation. Il fallait donc seulement créer «des conseils islamiques» et des conseils islamiques signifiaient purement et simplement des conseils gouvernementaux. Mais dans la pratique, un certain nombre d’ouvriers n’ont pas abandonné les conseils précédents et les conseils islamiques formés n’ont pas tellement plu aux capitalistes de sorte que Bani Sadr, dans son discours à l’occasion de l’anniversaire de la république islamique a proposé aux ouvriers le marché suivant : qu’ils renoncent à la formation des conseils et en contrepartie le gouvernement satisferait tous leurs besoins. C’est dans ce discours que Bani Sadr a prononcé sa phrase restée célèbre : «Des conseils: pas question !». Mais les ouvriers se moquaient de ces propos et Bani Sadr, dans son discours du 20 juin 1980, a dû faire marche arrière en se bornant à demander aux conseils ouvriers de ne pas intervenir, à tout le moins, dans la gestion des usines.
Quoi qu’il en soit, les détails de ces problèmes dépasse les limites de cet article. Je souhaite en conclusion faire allusion a deux particularités du mouvement ouvrier iranien :
La première, c’est que dans ce mouvement les femmes ouvrières ont participé de concert avec les hommes à la révolution et ont manifesté partout leur présence dans les actions révolutionnaires, et cela a pu paraître singulier dans une société encore plus ou moins liée par les traditions restrictives du rôle et de la participation des femmes dans les activités sociales. Cela montrait bien que la gravité de la pression dans les relations de production était telle que la force de résistance des plus vieilles traditions se trouvait brisée. Mais après la révolution, le gouvernement a l’intention de séparer autant que possible les femmes des hommes sur les lieux de travail, dans les cantines et aussi dans les relations individuelles sous prétexte d’observance des principes religieux. Toutefois, son succès dans ce domaine reste, actuellement, limité.
La deuxième particularité, c’est que les ouvriers sont dès le début entrés en scène avec des mots d’ordres politiques bien définis, et non pas avec des mots d’ordres économiques, notamment jusqu’au renversement du Shah. Les ouvriers les plus conscients proclamaient qu’ils feraient connaître leurs revendications économiques après la chute du Shah. Dès le début de la révolution, des revendications telles que la libération des prisonniers politiques figuraient parmi les exigences les plus importantes des ouvriers et après l’instauration du nouveau régime, ceux-ci ont mis la rupture des relations économiques avec les pays impérialistes au premier rang de leurs revendications.